Carmilla ou l’orchidée noire
Quant elle vit entrer le jeune homme, Carmilla apprécia la finesse des traits du visage et, fruit de l’expérience, devina tout de suite le potentiel de vitalité. Elle sut presque instantanément que « ce serait lui et pas un autre ».
La brasserie de L’Excelsior avait conservé le lustre des années folles, entretenu religieusement par son propriétaire. Frederik s’installa sur la banquette en molesquine. Il avait fui pour quelques heures l’ambiance des cybercafés avec leur faune de mutants au téléphone mobile greffé à l’oreille. Il goûta le calme d’une fin d’après midi dans le confort feutré de la grande salle aux miroirs. L’esprit occupé par je ne sais quel rêve, il posa ses yeux inconsciemment sur la silhouette féminine qui occupait la table perpendiculaire à la sienne.
La jeune femme, vêtue d’un ample et long manteau resserré à la taille faisait songer aux élégantes des années cinquante. L’image de profil exprimait une élégance naturelle, une douceur accentuée par l’ombre dentelée d’une suspension qui dessinait sur le visage une voilette vaporeuse. Le temps d’une seconde, l’inconnue tourna vers lui un regard naïf, un regard d’enfant, illuminé par un demi-sourire. Que de choses transitaient par ce regard, que d’émotion suggérée. Il lui disait « je suis là, j’existe ». Frederik se leva pour aborder l’inconnue mais, à peine debout, il regrettait déjà cet élan spontané, lui qui ne pratiquait jamais ce sport d’adolescent qui consiste à provoquer un intérêt artificiel pour charmer la gente féminine. Il se planta devant la table de la femme.
- Puis je vous offrir un café ou un rafraîchissement ?
- Je vous remercie, je ne bois pas de café mais si vous ne craignez pas de perturber votre quotidien, je peux vous proposer un excellent thé de chine à quelques pas d’ici.
Sans attendre la réponse, l’inconnue se leva et se dirigea vers la sortie. Frederik la suivie. Sans un mot, ils remontèrent la grande avenue, insensible à la circulation de fin d’après midi. Le garçon se sentait bien, la présence de l’inconnue à ses cotés le plongeait dans une sorte de paix intérieure. Il admira son allure, la souplesse de sa démarche. Un mot lui vint à l’esprit ‘séduction’. Elle avançait sans préoccupation, sûre de son charme, sûre d’avoir capté toute l’attention du jeune homme.
Au cœur d’un parc privé, la grande maison symbolisait à elle seule l’ « art nouveau » apparu au début du siècle précèdent. Ils franchirent la monumentale porte d’entrée et gravirent l’escalier de pierre aux boiseries travaillées, témoignage du génie des artistes disparus. Au seuil de la chambre, Frederik avait déjà oublié le thé de chine. La pièce semblait détachée du monde extérieur. Pas un bruit, tout n’était qu’harmonie et confort d’autrefois. Mais elle respirait la vie.
La femme avec lenteur, enleva son manteau et s’approcha de Frederik. Une robe longue et noire sublimait la perfection de la silhouette. Avec des gestes doux, elle entreprit de déshabiller le jeune homme. Aucun mouvement brusque ne venait troubler la magie de l’instant. Frederik se laissait envelopper par ce rêve éveillé. Il accepta la nudité comme la plus simple des logiques. Il s’allongea de lui-même sur le lit à baldaquin, puis il regarda Carmilla se dévêtir. La robe noire glissa sur le sol, dévoilant des dessous arachnéens noirs également qui valorisaient les formes plus qu’ils ne les cachaient. Les plus habiles sculpteurs de la Grèce antique se seraient agenouillés devant la perfection de ce corps dans la grâce de sa nudité. Carmilla s’approcha du jeune homme, rayonnante de chair nacrée ferme et douce.
Là, elle commença à tracer sur le jeune corps viril, à petit coup de baisers papillons, la plus troublante des cartes du tendre. Sa bouche escaladait les jambes, les cuisses et s’arrêta sur le membre pour le hisser au plus haut sommet du désir. Puis elle remonta lentement vers le torse, s’ouvrant complètement, les jambes de part et d’autre. Frederik ressentait toute l’intensité de la montée du désir dans une immobilité totale. Cet épiderme de douceur et de feu progressait en reptation vers la tête entraînant avec lui toute la fureur qui précède le cataclysme des amours physiques. Puis Frederik vit se dessiner sur son visage la toison pubienne soyeuse, noire et parfumée du musc mystérieux et pénétrant de l’orient, que surmontait le ventre aux tendres rondeurs et la plus phantasmatique des poitrines défiant les lois de la gravitation. Les lèvres de la vulve se collèrent sur son cou, entraînant l’homme dans des abîmes de sensation. La tension devint insupportable, Frederik éjacula au moment où quatre dents effilées comme des rasoirs lui perforaient la carotide. Le sang sous pression gicla dans le temple de volupté de sa cavalière. Carmilla, la tête rejetée en arrière, les yeux fermés, absorba jusqu’à la dernière goutte de l’élixir de vie. Elle venait de gagner une année de jeunesse supplémentaire.
A l’instant où Frederik quitta le monde des vivants, l’orchidée noire se rhabilla calmement et quitta la pièce sans un regard en arrière. Elle savait qu’il lui faudrait repartir en chasse tôt ou tard.